Il se dresse, fier, là où le Couesnon se jette dans la mer. Défiant les éléments. Même les vagues se contentent de lui lécher les pieds sans jamais l’envahir. Les bancs de sables mouvants le protègent des âmes mal intentionnées. Le Mont se mérite : Mons Sancti Michaeli in periculo mari. Le Mont-Saint-Michel au péril de la mer. Pour le dompter, mieux vaut faire preuve d’humilité.
Depuis mon enfance, je m’y suis rendue des dizaines de fois. En touriste, avec mon grand-père, en famille, entre amis. En voiture, en car, et même en traversant la baie à pied. Et pourtant c’est à chaque fois un émerveillement. Au pied du rocher, je me retrouve instantanément sous l’emprise du Mont. Comme envoûtée par ses charmes…
Un petit tour sur la grève, pour ne pas trop vite le conquérir. J’aime parcourir ses étendues de sable en observant les courants marins. Grimper sur les rochers. Monter jusqu’à la petite chapelle hors du Mont. Observer une fois encore à travers le carreau l’intérieur où le temps semble s’être arrêté. Rêver d’en posséder la clef. Imaginer leurs ombres prier en ces rochers. Deviner leurs histoires de bateaux échoués, de marins engloutis dans les flots, de pèlerins ensablés d’avoir crus pouvoir défier la baie.
Pénétrer dans les lieux. M’arrêter un instant auprès des canons exposés. Avoir une piécette pour les sauveteurs marins. Sentir la fierté de voir flotter le drapeau normand sur le rocher. Quoi qu’en disent quelques bretons bagarreurs, la géographie en atteste, et un vieux dicton local reprend cet imparable argument de Mère Nature : Le Couesnon dans sa folie, mit le monde en Normandie.
Passer la Porte du Roy, admirer la herse, et prendre le boulevard en imaginant les vendeurs du temple autour des auberges. Saisir à gauche le premier escalier pour s’enfoncer dans les hauteurs du Mont. S’élever. Sentir l’air marin au dessus des toits. En toile de fond, l’immensité marine. Et le balai des mouettes. Grimper. Toujours plus haut. Fouler le granit. Pénétrer le rocher. Et peu à peu lui appartenir.
Etre irrésistiblement poussée vers l’imposant édifice. Oser entrer dans l’abbaye. En sentir toute l’immensité. Gravir les escaliers sous l’œil menaçant des gargouilles. Atteindre enfin la cime. De la terrasse, se sentir happée par la baie qui s’étend à mes pieds. Elle est là, si grande… Au loin Tombelaine… Quelques petits points s’agitent au moin : ce sont les promeneurs qui traversent la baie à pied. Bientôt ils rejoindront le rocher, fatigués. Ils prendront quelques bières à l’échoppe du village, puis repartiront. Auront-ils saisi l’âme du Mont ? Des années que j’essaye sans en avoir perçu encore tous les mystères. Le Mont ne livre pas ainsi ses clefs.
Entrer dans l’église par son sommet. Dernier étage de l’édifice roman en dessous, gothique au dessus. Se cacher entre les colonnes. Prier un instant devant la vierge à l’enfant. Rêver de s’y marier. Rejoindre le cloître et son jardin. Se laisser imprégner par la magie des lieux. Sentir le vent sur sa joue. Avant de s’enfoncer dans les niveaux inférieurs à la recherche des secrets enfouis au fil des siècles.
Redescendre, par le chemin de garde. Virevolter de coins en recoins. De l’église Saint Pierre aux chemins de ronde, jusqu’au cimetière et aux jardins. Se glisser dans les étroites ruelles. Jouer avec le soleil qui découpe les ombres. Et avec la lune lorsque la nuit saisit le Mont. Frissonner dans l’obscurité. Imaginer les moines rejoignant l’abbaye dans la nuit. Croire que leurs capuches cachaient des hôtes bien plus étranges. Que les cachots renfermaient d’ignobles brigands. Sursauter en croisant une silhouette. Se sentir balayée par le vent. En attendant une tempête. Ne plus pouvoir s’échapper.
Parcourir le chemin de ronde au petit matin. A l’heure où aucun touriste ne pollue encore ce lieu magique. Refaire encore le tour de mon Mont. Tenter une nouvelle fois de percer ses mystères. Mais le Mont ne livre pas facilement ses clefs. Admettre ne pas avoir vaincu la légende. Se laisser glisser dans l’imaginaire en remarquant la faible lumière qui anime une salle de l’abbaye. Décider qu’une bougie illumine le petit-déjeuner des moines. En silence. Faire également vœu de mutisme l’espace d’un instant. Juste assez pour voir le jour se lever sur la baie. Rêver.